Extrait du "Roman d'un génie" de Carl Von Pidoll qui a bien connu Beethoven et qui écrivit ce livre à l'âge de 70 ans (suite)-
"Le lendemain, ayant été retenu par mon travail, j'arrivais en retard au palais des Lichnowski. On me présenta le jeune homme dont nous allions juger le talent. J'eus l'impression qu'il ne voyait pas plus qu'il ne voyait les autres personnes autour de lui ; à tout ce qui l'entourait, en vérité, il ne semblait pas attacher la moindre attention. A peine m'eût il donné la main qu'il retourna au piano, devant lequel il se tenait au moment ou j'étais entré, l'air taciturne, distant, presque hostile...
Sans un mot, sans même s'incliner, pour remercier la princesse, il s'installa au clavier, leva les yeux au plafond pour un dernier et court reccueillement, puis ses doigts écrasèrent littéralement les touches. Les cordes vibrèrent, leurs sons nous parurent discordants- l'instrument tout entier semblait gémir. Nous nous regardions consternés, et Lichnowski eut un brusque mouvement, voulant protester contre un traitement aussi barbare infligé à son piano ! Mais la princesse l'arrêta à temps en lui posant la main sur le bras. Quarante années se sont écoulées depuis cette après-midi là et de tous ceux qui étaient réunis chez le prince, je suis le seul survivant. Pourtant, je me souviens, comme si c'était hier, des sentiments que j'éprouvais.
D'abord, j'étais mi-indigné, mi-amusé. " Vandale ! m'écriai-je à part moi, quel rustre est-ce là, qui ne connaît ni style ni mesure !" Ensuite, je me dis qu'il ne fallait peut être pas conclure trop rapidement. Bien malgré moi, je commençais à me sentir sous le charme, et je me le reprochais. Je luttais, décidé à ne pas me laisser aller à ces fallacieuses émotions. Je trouvais humiliant que ce garçon pût me jouer pareil tour !
Mais peu à peu je n'essayais plus de résister... j'oubliais tout pour m'abandonner complètement à l'enchantement où me plongeait le jeu du pianiste, et sentant d'instant en instant grandir la puissance de cet enchantement.
J'ignore combien de temps il joua. Le soir tombait lorsqu'il termina. La tête inclinée et les mains jointes entre les genoux, il resta assis au piano, regardant dans le vide. Des mèches emmêlées de ses cheveux noirs lui cachaient une partie du visage.
Personne ne bougeait ni ne parlait.
Enfin en soupirant profondément, la princesse se leva et alla au piano.
- Je ne puis vous dire à quel point vous nous avez émus. Vraiment, vous avez l'inspiration divine...